LA VIE EN PROSE
Je redoutais de le revoir, cet endroit. Comme s’en apercevront désormais à leur tour mes deux amis fêtards quadragénaires j’ai moi, depuis longtemps déjà, atteint cet age que l’on prétend mûr (quoi que) à partir duquel on se méfie des pièges de sa nostalgie.
Revoir les vieilles cartes postales du lieu disparu de son enfance, passe encore. Redécouvrir en attachement les souvenirs de son équipe, de sa classe, de sa bande de copains, très bien merci. Mais à ce stade visioner ces vieux films craquelés, truffés de traces de l’Atlantide immergée à jamais ça me fout le cafard.
Trop de morts.
Je redoutais donc fort de le revoir, ce petit coin perdu. Caché comme il l’est toujours, légèrement en aval dans la petite rue des fileuses. Vu que c’ést l’endroit où a chaviré en une nuit trop étoilée le destin du petit prince de l’insouciance que je croyais être. Plus exactement: petit monstre de suffisance. Aveuglé par un milieu fait d’apparence et dressé dans une différence des classes cultivée par l'illusion de supériorité. Ce beau monde, dans lequel il importe de paraître, bien plus que de devenir par la force de son travail celui que l'on désire être vraiment. Bien installé encore sur les fausses certitudes d’une jeunesse trop dorée pour être véridique, fructueuse de grands destins.
Quand on n’a
plus rien a gagner
on a tout
à perdre
Quand on a tout
à gagner
on n’a rien
à perdre.
Aisance d’une existence superficielle, suspendue dans le grand vide du qu’en dira-t-on. Facilité de choses reçues, mais non méritées. Celle qui te tue toute volonté de rompre ces chaines invisibles de ta petite cage dorée, de l'étouffante oisiveté. Qui trop embrasse mal étreint. Avec rien dans la patate et le méridien qui te passe par le trou du cul.
Avec en prime, l’air du temps qui te déclare qu’il est interdit d’interdire. Que sous les pavés il y a la plage. Mais le rêve de mai se termine en feuilles mortes d’octobre. Avec la gueule de bois d’une révolution bidon.
A cet endroit exact la vie se joue donc sur ce premier tube de Polnareff. Trois minutes. La poupée dit oui. Et elle est si jolie. L’homme n’a pas encore marché sur la lune. Mais j’y suis déjà. Petit pas pour la belle, grand pas dans l’histoire de la bête. Dehors, à l’abri des regards, tous les mots bleus chuchotés. Et puis cette pleine lune qui attend déjà son rendez-vous avec les mille soleils d'un avenir partagé.
*
Il n’a pas changé l’endroit. Sauf que le curé n’est plus là pour m’empêcher de rouler un pelle à ma belle. Sauf que la musique n’est plus celle des Moody Blues.
Sauf qu’ici avant, avec mon frère Jo et l’ami Pierre, on venait vivre nos vingt ans.
Jojo se prenait pour Voltaire
et Pierre pour Casanova
et moi, moi qui étais le plus fier
je me prenais pour moi.
Voltaire en pelotant
comme un fou narguait
ce bon vicaire.
Casanova malgré
sa grande tronche
lui il n’osait pas.
Et moi, moi
qui restais toujours
le plus fier planté
sur mon tabouret
j’observais
déjà tout ça.
Quarante ans plus tard, le coeur gros, les yeux bien sur terre, sous ce plafond encore éclaté par cette même lumière, sans mon frère Jojo six pieds sous terre,(tu n'es pas mort), mais toujours avec l’ami Pierre je vois des notables, des notoires et même des notaires.
Jojo me pique à la gorge et Pierre me parle du derby, oubliant enfin de se prendre pour Casanova. Et moi, moi qui suis resté le plus fier, je parle encore de moi.
‘La Vie en prose’. Journal Intimide.
Illustration: 'Je rêvais d'un autre monde'
Copyrights Stef Vancaeneghem.
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