LA VIE EN PROSE
D’un sécrétaire en ébène ciré comme les pompes de mon grand-père le dimanche, il attrape un petit globe, grandeur balle pelote. Il glisse prudemment la main droite sur la surface bleue cobalt. Entre ses doigts noircis de fumeur invétéré je vois briller un Lapis Azuli. Lisse comme les petites fesses de Carla Bruni, dans un roman à venir de Florian Zeller.
Il me jette un regard luisant imbu de Pomerol et de suffisance. Me pointe l’index cendré sur l’ Afrique. Elle en est réduite au seul Congo Belge. Le reste: Afrique Adieu. Comme l’Atlantide. Engloutie vingt mille lieus sous mer mon bon capitaine abandonné Némo.
Ce petit globe est une de ses belles trouvailles. Il les a collectionnées sa vie durant. Sablon. Rive gauche. Oudenberg. Redu. Tongeren. Achetées à coups de coeur et d’oseille noire.
Il me montre ses Rois Mages impregnés de sang et sauvés de l’enfer de la jungle Colombienne. Marabouts en peau de bongo du Tanganika. Arborigènes en quequette de kangourou. Laguioles exclusivissimes. Mont-Blanc Leonard Bernstein avec gravés dedans: les premières notes de West Side Story. Montre ‘Mermoz’ Breitling et toute la panoplie de l’Aéropostale. Qu’il me sortirait la gourmette de Saint-Ex trouvée en mer après le dernier vol de nuit du Petit Prince, que ça ne m’étonnerait plus.
Son décor est un mélange Mer du Nord et style cottage pour vieux cons rangés de mes deux. N’empêche que je me régale de son Somville, son Slabbinck, de la clique Cobra avec en prime ceux que j’adore particulièrement: Kandinsky (à ses débuts), Jasper Jons, Hopper (sans son Night Hawks trop clichétisé).
Il ne lui manque que quelques grands d’antan. Du genre à attirer les foules au Musée d’Orsay et au Guggenheim le long du Canal Grande. Mais il n’est ni Pinot-Valencienne (ni Salma Hayek), ni Albert Frère. Lui et moi savons bien que tout collectionneur d’art qu’il se veut, il ne joue ici qu’en régionale. Pas comme ce brave banquier Maurice baron Naessens qui lui, empilait ses toiles de renommée universelle dans le bunker construit à cet effet dans son jardin. Vu de mes yeux, le bunker avec le baron dedans. Angoissant. Ou plutôt parano.
(‘S’ils viennent me chercher, je peux me cacher et vivre ici dans mon bunker anti-nucléaire, près de mes toiles.)’
Il n’est pas non plus ce richissime dont je tairai le nom qui se réveille chaque jour les yeux plantés sur le Rubens au bout son lit. Voir l’inaccessible Hélène Fourment et dormir à jamais, rêve infini de volupté. Mais voilà, ce n'est déjà pas si mal. Toute sa vie est étalée là. Dans cette résidence de luxe pour vieilles couilles tombées avec le cul dedans, quand elles étaient petites comme des myrtilles. Deux cents mètres carrés hors prix. Vue sur Cadzand. Des mouettes partout. Qui te chient dessus dès que tu pointes le nez dehors, j’y reviendrai.
Il me montre son crayonné de ‘Tintin au Congo.’ Décidémment le Congo pour lui: ‘Radio Mille Nostalgies.’ Mais tout ça ne vaut pas le clair de lune à Maubeuge, ni le doux soleil de Tourcoing. Il sait bien que malgré toutes ces jolies choses, les bandes dessinées, les épreuves d’artiste, mon vrai truc à moi restera à jamais: les beaux bouquins. Les Ex Libris. Les belles premières editions, sur papier biblique. Les reliures anciennes. Ma vie pour ce Spinoza en version originale: ‘Tractatus de intellectus emendatione’.
Il m’entraine vers la bibliothèque. Toute La Pleiade y figure. Mais ça, c’est presque d’un ordinaire. La bibliothéque vite faite, pour incultes. De l’érudition murale au mètre carré. Pour épater les golfeurs du coin, après le gueuleton dominical chez Katelijne.
(Où à ce qu’ils disent le roi Albert est signalé lorsqu’ils refont les peintures à Grasse et qu’il y a trop de brouillard pour chasser le sanglier des Ardennes à Ciernon. Lire à cet effet Point de Vue et Images du Monde. N’est pas Ancien Belge qui veut.)
Il m’ouvre un des ses meubles anciens. Me sort une lettre originale de Colette. La Colette. Celle de Willy. Celle de Claudine. Celle du dernier film de Nadine Trintignant avant qu'elle ne succombe dans le plus noirs des désirs.
Puis, plus costaud, plus recherché, pour les connoisseurs: René Char. Gérard de Nerval. Paul Léautaud. Théophile Gaultier. Louise Colet. Les Goncourt. Toute la bande à Flaubert. Papier de Madagascar. Numérotés de 0 à 100. Je n’en peux plus. C’est du Magritte. Du Professeur Tournesol. Tout le surréalisme Belge. Ceci est une vaste blague.
‘Et Camus?’ je lui demande. Sans trop y croire.
Il me décroche un Folon (deux mouettes en vol, genre interruption des programmes sur France 2) , tourne les chiffres d’un coffre caché derrière la toile, me sort une reliure grise. Bizarroïde.
‘La Peste.’
Albert Camus.
Soit ce type c’est Fernand Legros en réincarnation. Ou alors c’est lui Arsène Lupin.
‘C’est en peau de rat,’ qu’il me sourit. ‘Logique.’
J’ouvre le petit trésor. Tremblant comme le roi des Belges, lorsqu’il prète serment. En première page je lis une dédicace de celui qui a eu le Nobel: pour celui qui l’ a refusé. De Camus à Sartre. Avec toute l’amitié qui bientôt se brisera pour cause de haute trahison de Sartre dans les Temps Modernes. Tout ceci en est trop. Je pense à ce kiekenfretter de VDB qui a terminé ces jours ici dans les parages.
(Enfermé au Toucquet, ou de son plein gré à Knokke loin des gangsters: la vie des grands de ce monde va d’une prison dorée à l’autre. Comme dans un roman de Sagan).
‘Trop is teveel’, je lui dis.
‘Je crois que je vais faire un tour vers le Zwin. Et vos gueules, les mouettes!’
‘La vie en prose’.‘Journal Intimide’.
Illustration: ‘Canal Grande’.
Copyright: Stef Vancaeneghem.
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